Japon

Nous avons enfin réussi à organiser un voyage en famille au Japon. Pour diverses raisons, c’est un rêve que nous caressons tous depuis des années, et nous avons pu le concrétiser dans les meilleures conditions possibles, entre le 25 décembre et le 4 janvier, à Tokyo et Kyoto, sous un temps doux, sec et splendide. Chacun de nous emportera avec lui des souvenirs, des impressions, des réflexions ; je partage ici les miennes. J’ai été frappé par tout ce qui caractérise si distinctement ce pays, avec une précision et une clarté qui rappellent la forme des pins dans les jardins parfaitement entretenus, « un système symbolique inouï totalement dépris du nôtre », pour citer Barthes.

Les signes

Je me suis justement promis de relire le magnifique ouvrage de Barthes sur le Japon, ‘L’Empire des signes’. Je ne sais pas si ce sont les souvenirs de cette lecture qui sont revenus et ont coloré la réalité que j’expérimentais, ou si c’est un sentiment personnel qui résonne avec celui de Barthes, mais dès les premières heures de l’exploration de Tokyo, et ensuite tout au long de mon séjour, j’ai été envahi par les signes. J’ai admiré l’étendue de leur empire, qui englobe tout : des assiettes en plastique pour la présentation des plats, aux vœux écrits par les Japonais sur de petits morceaux de bois dans les temples, en passant par les pictogrammes omniprésents, les rituels du thé, les multiples talismans, les affiches publicitaires dans le métro, les superbes cartes aquarellées aux entrées des sanctuaires, les néons des villes électriques, jusqu’aux dessins et monticules singuliers dans les jardins zen. Le dernier jour, nous avons visité un de ces jardins zen à Kyoto, au temple bouddhiste Daitoku-ji. Nous l’avons parcouru en cinq minutes et avons été déçus. Puis, nous nous sommes arrêtés devant un minuscule jardin et, à l’aide d’une carte qu’on nous avait donnée, avons saisi la signification de chaque rocher, des graviers et de leur disposition. A l’aide de ses signes, le jardin symbolisait l’univers entier et la vie humaine : les profondeurs abyssales, l’élévation des cieux, l’impétuosité de la jeunesse, le mur du doute qu’il faut franchir avant l’âge adulte, celui de l’expérience symbolisé par le vaisseau de la maturité, auprès duquel continue de nager la petite tortue de la jeunesse résiduelle, luttant contre le courant du temps qui passe afin de le remonter, et, enfin, au bout du voyage, la disparition de la tortue et la vache paisible de la vieillesse.

Jardin zen selon Barthes : « Nulle fleur, nul pas : où est l’homme ? Dans le transport des rochers, dans la trace du râteau, dans le travail d’écriture. »

Je percevais des signes dans la nature elle-même, comme dans la forme tortueuse des troncs des pins, semblant être l’œuvre rigoureuse d’un peintre céleste, ou dans l’agencement de leurs branches, dans le profil élégant des oiseaux en vol, ou encore le dessin parfait du Mont Fuji sur la toile du ciel.

À notre arrivée à l’hôtel Okura, au cœur du quartier de Minato, un ballet de précision s’est déployé au moment de l’enregistrement. Face à la réception, où chaque détail, des sous-mains en cuir aux stylos, en passant par les flacons de gel hydroalcoolique, était disposé avec une rigueur presque cérémonielle sur du marbre gris clair, mon regard fut attiré vers le fond de l’immense lobby. Là, se dressait une cloison translucide en papier de riz.

Sur celle-ci se dessinaient les silhouettes sombres d’arbres et les fines aiguilles de pin.

Dans cette légère désorientation, ce vertige doux que provoque un long voyage et le décalage horaire, je me suis pris à questionner la nature de ces ombres. Étaient-elles le fruit d’une habile composition de peintre, une aquarelle, ou celle véritable d’arbres dissimulés derrière la cloison, dont les formes étaient projetées par les derniers rayons d’un soleil couchant ?

Le lendemain matin, la lumière nouvelle révéla l’absence de toute esquisse sur les cloisons. Il s’agissait bien d’ombres qui avaient disparu à jamais, un phénomène de lumière passager.

Les signes décillent le regard.

Le lendemain de notre arrivée, une guide japonaise nous a retrouvés à l’hôtel Okura et elle nous a montré des motifs sur la moquette, sur le miroir de l’ascenseur, ces motifs décoratifs et répétitifs auxquels on ne prête généralement pas attention. Elle a posé son index dessus et nous a expliqué que la forme qui se répétait à l’infini avait une signification.

Elle portait chance.

Depuis cette révélation, nous avons retrouvé le motif à plusieurs endroits lors de notre voyage et la réalité, tout à coup, prenait un sens différent.

Le détail

Ma sensibilité au détail est profonde. Lors de travaux dans notre appartement, les entrepreneurs se moquaient de mon obsession, la qualifiant de maladive. Le Japon semble être conçu pour moi. Là-bas, le rapport au détail est apaisé et très naturel. Par exemple, quand vous demandez une information au concierge de l’hôtel, il veille à fournir tous les détails possibles, comme s’il les visualisait avec une acuité remarquable.

De loin, lors de la préparation du voyage, tout me semblait compliqué car les procédures étaient expliquées dans les moindres détails, en caractères minuscules. Sur place, j’ai constaté que tout était en réalité simplifié. Une fois le fonctionnement compris (comme celui du métro, même si j’ignore si j’aurais pu me débrouiller sans Google Maps – et un voyage dans les années 1990, avant l’ère digitale, aurait sans doute été plus complexe), tout devient clair et prévisible. Les Japonais se délectent des détails. Par exemple, dans le métro, notre guide du premier jour adorait vérifier sur un tableau à cet effet, la voiture dans laquelle il fallait embarquer en fonction de la station d’arrivée afin d’être le plus près de la sortie.

Si je suis passionné par le détail, c’est parce qu’il est le fondement de l’esthétique. Au Japon, chaque billet d’entrée dans chaque temple est une œuvre d’art, visuelle ou calligraphique. Le détail structure l’ensemble. Dans la gastronomie, les nombreux petits plats servis sont autant de détails culinaires dont nous nous délectons. Un poisson, quelques légumes, des radis, composent une peinture, que l’on va déconstruire, dont on va se saisir avec les baguettes de chaque composante, dans un ordre aléatoire.

Le sens de la brièveté, de la concision, du minuscule, en tous points contraires à notre culte du grandiose et de l’abondant, se retrouve dans le haïku, ces observations directes, non élaborées, semblables aux aliments qu’on nous sert, et qui ouvrent notre imagination au lieu de l’encombrer.

Au Japon, j’ai également retrouvé, avec un certain soulagement, mon obsession du rangement, de la symétrie, de l’équidistance et des tables bien dressées. Cette attention se retrouve aussi bien dans les restaurants haut de gamme que dans les petits établissements de quartier, et même à la campagne, comme lors de notre visite du Mont Fuji.

Le soir de notre arrivée, au 41ème étage de l’hôtel, nous nous sommes retrouvés dans le restaurant Tepenyaki. Avec une précision d’orfèvre, le chef a disposé, après avoir légèrement humidifié la plaque de cuisson d’huile, cinq carottes finement ciselées, cinq haricots verts, et un rhizome de lotus. Ces petites touches de couleur, disposées sur la plaque noire, brillaient comme des gemmes sur un écrin d’ébène.

Le tumulte et la paix

Le Japon offre un va-et-vient constant entre l’extrême tumulte urbain et la sérénité des temples, des chemins de la philosophie, ou des cours d’eau. En France, même la campagne peut être bruyante à cause des tracteurs, des voitures sur les routes départementales, etc. La nature est perpétuellement façonnée par l’homme, travaillée, labourée, retournée. Jamais, on ne consent à la laisser en paix. Au Japon, il est possible de basculer rapidement de l’agitation extrême des quartiers de Shibuya, Shinjuku ou Akihabara à la quiétude des temples. Même à Tokyo, on peut trouver refuge dans un temple au sein du parc d’Ueno.

Mais ce qui est encore plus fascinant que ce contraste classique entre le tumulte et la quiétude, c’est la manière dont cette quiétude semble imprégner même l’agitation. Dans une ville de 12 millions d’habitants, traversée de grands boulevards constamment parcourus par des millions de personnes, on remarque, en comparaison avec Paris et a fortiori New York, une diminution notable du niveau sonore. Le bruit de la foule est presque étouffé, son silence accentué, par contraste, avec les bruitages électroniques dans les centres de Pachinko.

Le bruit de l’écoulement de l’eau le long du chemin de la philosophie à Kyoto.

L’efficacité courtoise

Ce qui m’a particulièrement marqué au Japon, ce n’est pas tant l’extrême courtoisie des chauffeurs de taxi, des serveurs, des caissiers et de la population en général, les célèbres et assez belles courbettes, mais plutôt l’efficacité que cette courtoisie engendre. En fait, la courtoisie s’avère être le moyen le plus efficace pour fluidifier les rapports humains et simplifier la vie de tous les jours. Par exemple, l’embarquement de cinq passagers avec cinq bagages dans un Uber se fait plus rapidement et aisément lorsque le chauffeur est extrêmement diligent et courtois, plutôt que lorsqu’il se plaint de la course.

Nous embarquâmes sur un ferry pour traverser les eaux d’un lac à Hakone, au pied du Mont Fuji. Alors que je lançais un regard vers l’embarcadère que nous venions de quitter, mes yeux captèrent la silhouette d’un homme en uniforme, qui, tel un gardien du temps, nous adressait un adieu de sa main. Le bateau s’éloignait lentement, et tandis que la silhouette de l’homme s’amenuisait, au seuil de ce moment suspendu où elle allait disparaître, il s’inclina dans une courbette, geste ultime d’un adieu silencieux.

La propreté

C’est peut-être un cliché, mais en arrivant à Tokyo, une mégacité de millions d’habitants, surtout en venant de Paris ou de New York où la saleté fait presque partie de l’identité de la ville, on ne peut qu’être frappé par l’extrême propreté des rues, des lignes blanches peintes sur le sol, des voitures et des taxis brillants, du métro, des parcs, des temples, et même des lieux touristiques comme le Skytree ou la Tokyo Tower. La question se pose : comment est-ce possible ? Les abords de la Tour Eiffel ou de Times Square ressemblent parfois à un enfer, mais ce n’est pas le cas à Tokyo, même dans des endroits aussi fréquentés que Shinjuku. L’obsession de la propreté semble ancrée dans la culture japonaise, comme en témoignent les bains publics. Mais, au fond, la vraie raison réside dans la civilisation elle-même. Contrairement à Paris, où les camions de nettoyage sont omniprésents, je n’en ai vu aucun à Tokyo. Il semble que les habitants ne salissent tout simplement pas leurs rues. À Paris, quand je gare mon vélo, je retrouve souvent mon panier rempli de canettes et de détritus, malgré la présence de poubelles à proximité. À Tokyo, il y a très peu de poubelles publiques, mais les rues restent immaculées parce que personne ne jette rien par terre. Près des distributeurs automatiques, très nombreux au Japon (1 pour 23 habitants), il y a des poubelles, mais elles sont destinées exclusivement aux déchets de ces distributeurs.

Cette propreté a ceci d’intéressant qu’elle n’a rien d’une maniaquerie, car les habitants ne semblent pas être dans la souffrance pour l’imposer. Elle est naturelle, elle s’obtient sans effort, sans risque de punition ou d’amende. Je pense qu’elle est un allié de l’esthétique.

En France, il existe peut-être cette perception que la propreté est une valeur bourgeoise, une valeur non naturelle, et que la propreté dissimulerait, tel une hypocrisie, notre vraie nature, de la même manière que la politesse, également mal perçue, masquerait notre véritable identité. Au Japon, même les quartiers populaires sont propres, la propreté étant une valeur partagée par tous les citadins.

Le réconfort

Mon expérience en tant que touriste ne reflète pas nécessairement la réalité du Japon. Même celle de Wim Wenders, probablement occidentalisée dans ‘Perfect Days’ (bien que le film semble avoir connu du succès au Japon), n’est pas totalement représentative. Quand, à mon retour, je parlais du Japon à des Français et qu’ils ressentaient que j’étais conquis, ils me faisaient remarquer que c’est une société patriarcale, que le rapport au travail est problématique, que tous ces hommes en complet sombre que je rencontrais dans les rues de Minato, absorbés de soucis en journée et chancelant d’ivresse tard le soir à notre retour à l’hôtel, étaient sans doute en souffrance. Cependant, il m’a semblé que mon voyage était jalonné de moments réconfortants : une soupe chaude, le murmure de l’eau pour le thé, les vapeurs d’un plat fumant, des douceurs sucrées, le flot paisible de la rivière Kamo, le bruit du thé versé dans la tasse.

Les jardins et la religion

Je crains de tomber dans les clichés habituels : le bouddhisme organisant l’au-delà, le shintoïsme célébrant l’immanence et le rapport à la nature, le zen et ses interprétations parfois superficielles comme la concentration sur l’instant présent. Cependant, je ne peux m’empêcher de remarquer la relation des Japonais avec leur religion, surtout durant les fêtes du Nouvel An, les plus importantes de l’année, où les familles se rassemblent et se renforcent. En janvier, à mon retour à Paris, un collège catholique réputé a été pris dans une polémique au sujet de certaines pratiques et j’ai écouté son directeur qui m’a donné le sentiment d’être un directeur de prison, imposant des règles, une autorité, des exclusions et des sélections, des horaires d’entrée et de sortie, des manières de s’habiller et de ne pas s’habiller, de parler et de ne pas parler, tout un ensemble de règles rigides de domestication et de mise au pas. Au Japon, ce qui m’a touché dans ce rapport à la religion, c’est son aspect amical. Les centaines de dieux ne dominent pas de manière autoritaire, mais semblent plutôt guider avec bienveillance, imprégnant la nature et les objets. Une tasse de thé mérite autant de respect qu’un dieu. Je pense que les choses deviennent violentes lorsqu’un dieu s’impose comme suprême, unique et exclusif, devenant par définition intolérant pour préserver l’unicité fondatrice de son existence. Les monothéismes, dans leur structure même, semblent engagés dans une dialectique de l’altérité, où la définition de soi se construit essentiellement en opposition à l’autre, dans une compétition cultuelle. Cette quête de supériorité, plus marquée par la coercition et l’imposition de normes et d’interdits que par la transmission de valeurs intrinsèques, révèle l’exclusion de l’autre dans l’affirmation de l’identité religieuse. Ecoutez les représentants des monothéismes, vous vous rendrez compte très vite qu’ils parlent surtout des autres religions pour les critiquer et instaurer la supériorité de la leur. C’est en quelque sorte logique, dans monothéisme, l’accent est mis sur mono, et par définition rien d’autre ne peut exister et l’autre ne fait que menacer cette mono-ité.

Au contraire, dans le polythéisme japonais, la dispersion des divinités semble offrir un espace exempt de la haine inhérente à la notion d’élection divine et de supériorité. Cet environnement, où la pluralité des dieux coexiste sans conflit apparent, la plupart des Japonais étant à la fois bouddhiste et shintoïste, adoptant même sans complexe des cérémonies chrétiennes, pourrait être perçu, peut-être de manière idéalisée et exotique, comme une forme de superstition douce et réconfortante. L’observation des longues files d’attente devant les temples, et des marchands de talismans promettant santé éternelle et paix mentale, évoque une approche presque enfantine et enchantée du paganisme, une promenade sereine parmi une multitude de divinités. Toutefois, cette perspective pourrait n’être qu’une surface, une vision simplifiée d’une réalité religieuse plus complexe et profonde que j’avoue ne pas connaître.

Ce qui me fascine le plus, c’est sans doute le lieu de pratique de la religion, notamment le temple. Je pense ici particulièrement aux temples bouddhistes, comme ceux que nous avons visités à Kyoto. Une église, bien qu’elle puisse abriter de splendides œuvres d’art sur ses murs, a souvent une atmosphère froide, sombre, voire sinistre. Les pas résonnent dans un espace immense et désert. C’est le lieu privilégié de rencontre de mafieux dans les films de Scorcese et Coppola. Les œuvres d’art sublimes mais plutôt flippantes nous dominent, nous observent de haut, parfois de très haut, dans leur statut de chef-d’œuvre distant, figé, inaccessible, dépeignant des ciels et des personnages volants. Les églises sont des musées froids et caverneux où il est difficile de méditer. Les mosquées, quant à elles, apparaissent nues, peut-être trop vastes et vides, comme sommaires, trop dédiées à la prière unique et au prêche. Les synagogues, d’après ce que j’ai vu dans les films, sont surchargées de symboles, grouillantes d’histoires, de traditions, d’écrits, où l’individu semble insignifiant, noyé dans des fumées de mythes et de légendes. Tous ces espaces sont clos, repliés sur eux-mêmes, jamais ouverts au monde extérieur ni à la nature. Le dehors ne s’y infiltre que par le biais des vitraux, rendant ces lieux invisibles depuis l’extérieur et réservés exclusivement aux fidèles. Ce sont des espaces de pure culture, de pure fiction, des bastions d’enfermement et de claustration des mythes, où les mythes semblent se cogner contre les murs épais, au point d’exclure toute forme de vie elle-même.

Le temple est ouvert comme un jardin. Les pins, arbres emblématiques, sont à hauteur d’homme. Lors de notre visite en hiver, leur vert profond se détachait, contrastant parfois avec le jaune de l’herbe. Des motifs sont tracés dans le gravier et les monticules de sable. On peut y marcher, apprécier la lumière, la mousse tendre recouvrant le paysage. Dans plusieurs temples, nous avons pu gravir une colline pour survoler la vue d’en haut ponctuée par les gongs. Sentiers, passages, allées, étangs, petits ponts en pierre, pavillons : tels sont les éléments qui composent la grammaire de ces jardins modestes et délicats, à l’opposé des torrents impétueux, des mers déchaînées, des immenses ciels orageux caractéristiques de nos religions. Même les Torii, portes d’entrée des sanctuaires, arborent une structure simple et modeste.

Lorsqu’on entre dans les bâtiments ou les pavillons des temples, on peut parfois y trouver une statue de Bouddha, mais souvent, la salle est vide, ouvrant ses portes sur le jardin. Ce lieu est conçu pour nous, dédié à notre contemplation du jardin, idéalement sous la pluie, et à notre méditation, plutôt qu’à la célébration d’un être supérieur.

Séduits par cette idée, mon fils et moi avons discuté d’une éventuelle conversion au bouddhisme. Il a cherché la procédure sur internet et, d’après lui, elle est simple : il suffirait d’accepter l’idée « qu’il n’y a peut-être pas de Dieu pour devenir bouddhiste. » En consultant Google, « devenir bouddhiste, comment faire ? », les choses ne m’ont pas paru aussi simples qu’il ne veut le dire, mais son idée m’a plu.

Quelques semaines plus tard

Revenu à Paris, au sein de cette célèbre grisaille de janvier, sous des ciels d’une blancheur laiteuse, je déambule le long des trottoirs, marqués de sillons d’urine fixés par des temps anciens et récents. Dans le métro, bondé et crasseux, les visages se pressent les uns contre les autres, agglutinés et brinqueballés dans des virages brusques d’un conducteur sans doute ivre. Les restaurants, où l’on est accueilli avec rudesse, grouillent de clients dépensant cent euros par tête pour être humiliés et mal manger. Sous les ponts le long de la Seine, des dizaines de tentes s’alignent, abris précaires des sans-abris précaires luttant contre le grand froid de ce mois de janvier dont le vent fait danser les détritus désorientés le long des rues. Et au-dessus de tout cela, dans la sphère politique, une mosaïque de haines de toutes sortes se déploie, dans des rhétoriques enflammées et nostalgiques d’une histoire glorifiée, telle une toile de fond tragique interdisant tout espoir.

Quand j’évoque le Japon autour de moi et me lance dans des considérations telles que celles exposées ici, je suis souvent accueilli par des regards dubitatifs, comme si on se demandait de quoi je parle. Je peine à capter l’attention et à transmettre mes émotions esthétiques. Les plus bienveillants parmi mon entourage me qualifient d’intellectuel, terme qui, en France, peut parfois sonner comme une insulte. D’autres critiquent le Japon comme étant un pays patriarcal où les femmes seraient réduites à l’état d’esclaves des hommes, décrivent le peuple comme raciste et xénophobe, replié sur lui-même, souffrant d’un complexe de supériorité, et rappellent son histoire marquée par des guerres et des atrocités commises contre les Chinois et les Coréens, ainsi que par le nazisme. Bien que ces critiques contiennent une part de vérité, j’ai du mal à les réconcilier avec la beauté des pins dans les temples ou avec un film d’Ozu.

Dans ces moments, me saisit parfois une nostalgie de mon bref séjour au Japon. Là-bas, les grandes avenues, les lumières de la ville vues d’en haut des gratte-ciels, la cacophonie des gares, les plats simples savourés dans la rue, les jardins et les temples, oasis de sérénité, les petites ruelles surmontées de fils électriques enchevêtrés, semblent n’être qu’un rêve lointain. Une nostalgie de touriste, celle d’un ailleurs irréel, accessible au bout d’un voyage interminable vers un monde qui, peut-être, n’existe que dans l’imaginaire.

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