A l’angle de Elm St et de High St

Je me trouve dans le vol AF 423 qui m’emmène de Bogota à Paris. Le décollage a eu lieu aux alentours de minuit, et nous sommes attendus à Paris à 15 heures. Réveillé vers midi, je décide de chercher un film à regarder. Parmi la sélection proposée par Air France, je choisis Before Sunrise, le premier film de la trilogie Before de Richard Linklater. Lors de sa sortie en 1995, j’avais exactement l’âge des protagonistes, un Américain et une Française qui se rencontrent dans un train de Budapest à Paris et décident de passer la nuit à Vienne. À cette époque, de mémoire, le film ne m’avait pas particulièrement marqué. Cependant, cette fois, dès les dix premières minutes, je suis totalement captivé, une expérience plutôt rare en avion. La grâce et la beauté de Julie Delpy et Ethan Hawke m’envoûtent. Leur beauté me semble aujourd’hui plus poignante, peut-être à cause de l’effet du temps sur eux, un effet que je connais mais que je n’imaginais pas à l’époque. Ils incarnent une jeunesse ressuscitée, l’image même de ma propre jeunesse. Ils errent toute la nuit dans Vienne, au fil de rencontres insolites et de divagations. À la fin du film, ils se séparent, comme ils le craignaient, et les derniers plans, revisitant les lieux de leur promenade désormais vides, me font verser des larmes.

Ma sensibilité est probablement exacerbée par le fait que j’ai quitté il y a quelques jours ma fille, avec qui j’ai passé le week-end à New Haven. Nous avons marché et discuté, à l’image des personnages du film, avant de nous séparer dimanche soir, laissant derrière nous les lieux de nos promenades délaissés.

Tout a commencé deux semaines plus tôt, dans le vol AF6 de Paris à New York, le dimanche 5 février 2024.

Tout au long des années et au gré de mes nombreux voyages à New York, j’ai développé des petits rituels, si bien que je me sens appartenir à cette ville, où j’ai mes repères et mes habitudes.

Je suis arrivé à JFK vers 16 heures, et un taxi nous a conduits à notre hôtel. J’étais ravi à l’idée de passer sept jours à New York, de prendre le temps de bien ranger mes affaires dans l’hôtel Concorde, de me rendre au CVS voisin pour m’approvisionner en eau et un gel douche, ainsi que chez Muji pour acheter des chaussons. C’était comme créer un petit chez-moi temporaire.

Lorsque mes pas me mènent sur Park Avenue en direction du Muji, des réminiscences se dressent soudain, évoquant avec une netteté troublante le 24 octobre, jour où la mort de mon père a jeté son ombre sur ce même parcours. Un phénomène étrange, que je pensais cantonné aux scénarios des films, s’empare de moi. Je me vois, avec une précision déconcertante, assis dans le café Joe and the Juice, en ce jour marqué par le deuil. Il me semble alors vivre une duplicité temporelle, écartelé entre deux instants, comme si mon être s’était scindé en deux.

La trame de cette semaine se tisse autour des obligations professionnelles, des réunions en enfilade ne laissant en marge que peu de moments dignes d’être consignés, si ce n’est mes échappées matinales dans Central Park, sous un ciel d’une clarté éblouissante. Je m’élance aux alentours de sept heures, pour m’immerger dans la contemplation du soleil naissant qui, se glissant derrière les silhouettes des gratte-ciel, teinte de reflets d’or les surfaces vitrées des tours veillant sur le réservoir, et peint l’horizon d’une lumière fauve au bout du long corridor des rues. Cette course matinale culmine dans un état d’exaltation, alors que je dévale la pente me reconduisant vers la 6ème avenue, me hâtant vers l’hôtel, pour y gravir les dix-neuf étages à pied.

La suite de la journée se déroule dans des meetings et se clôture par des dîners d’affaires. Il y a, dans le retour nocturne à ma chambre d’hôtel, baignée d’une lumière douce et accueillante, une satisfaction profonde. M’y glisser entre les draps, laisser défiler un film ou une série avant de sombrer dans le sommeil, confère à cet espace un air de foyer provisoire et protégé du monde. Pour quelques jours, l’illusion de me fondre dans le tissu de la ville m’est donnée, m’octroyant l’éphémère statut de résident.

Le vendredi marque la fin de ma semaine de travail, une semaine que j’avais appréhendée, et voilà que je m’en trouvais à la conclusion, en ayant survécu à ses épreuves. Et pourtant, en dépit de cette échéance dépassée, la satisfaction attendue, celle que l’on imagine pleine et entière, se dérobe à moi, laissant place à un sentiment mêlé où le soulagement peine à masquer un fond perpétuel d’insécurité, comme une brume qui ne se dissipe jamais tout à fait. Quelle en est la cause ? Difficile à dire. Est-ce la crainte d’une dégradation possible de ma situation financière, ou bien la remise en question de mes capacités professionnelles, cette inquisition intérieure permanente, ou encore ce sentiment d’être sans cesse jugé, évalué, comparé ? Cette tendance à me comparer aux autres, où trouve-t-elle sa source ? Difficile à démêler. Sans doute ai-je observé avec le temps tant de personnes perdre leur emploi, se retrouver tout à coup hagardes, dépourvues de sens, face au vide de l’existence que leur travail emplissait entièrement. Avec mes enfants ayant franchi le seuil de l’âge adulte, leurs propres angoisses semblent désormais résonner en moi, ajoutant à mon propre tourment le poids de leurs incertitudes. La perspective de les voir affronter le monde me réveille parfois la nuit dans des crises d’angoisse. Et puis, il y a cette relation complexe à l’argent, chaque dépense engendrant une anxiété disproportionnée, bien loin de la simple avarice. Peut-être ces sentiments prennent-ils racine dans les souvenirs d’une enfance hantée par l’insécurité financière et la menace constante de la guerre. Pourtant, me dis-je, malgré les dangers, jamais nous n’avions manqué du nécessaire. Quelle pire situation pourrais-je dès lors craindre ? Assis ce vendredi matin, dans lumière d’une salle de réunion au vingtième étage d’une tour, avec le East River qui s’insinue entre les immeubles au loin de la 57ème rue, je me retrouve confronté au soulagement de la semaine achevée, entrelacé à cette insécurité qui ne me quitte jamais tout à fait.

Je me destine à prendre la direction de New Haven, là où ma fille poursuit ses études, nourrissant déjà l’anticipation de cette rencontre. Mais cet enthousiasme est encore une fois troublé par des courants d’incertitude. Ma visite vient-elle perturber le cours de ses études et de ses activités sociales ? Cette préoccupation se trouve amplifiée par la perspective de notre inéluctable séparation dominicale. C’est précisément en ce dimanche, deux jours plus tard, alors que je me trouve dans le train me reconduisant vers Grand Central depuis New Haven, que j’écris ces lignes, le cœur encore serré par l’adieu récent. Dès le vendredi, l’ombre de cette séparation plane sur moi, avec une acuité telle que chaque instant passé ensemble est teinté de la douleur du départ à venir. Ce moment déchirant, vécu il y a à peine deux heures à l’angle de Elm St et High St, devant son collège, où nos adieux, scellés par une étreinte, semblaient révéler une émotion voilée dans son regard, me hante. La haine que je porte aux séparations est telle que j’appréhende les retrouvailles mêmes qui les rendent possibles.

Je me dirige donc, ce vendredi 10 février, vers Grand Central, d’où j’embarque dans le train de 13h30. Le voyage me mène vers New Haven, où j’arrive aux environs de 16 heures. Là, dans ma chambre de l’hôtel Blake, je dispose mes affaires avec une précision presque rituelle, avant de me hâter vers le collège de ma fille. Notre étreinte, lors des retrouvailles, semble déjà empreinte de la nostalgie de la séparation à venir, une ombre préfigurée dans notre joie. Elle me laisse un moment de liberté pendant lequel je fais des courses.

Vers 18h30, je me rends à l’hôtel Study pour y savourer un Old Fashioned, avec un livre sur Antonioni que j’ai déniché dans une librairie de livres anciens. Je m’enfonce dans le cuir d’un fauteuil club. Je suis bien. Seul l’alcool parvient à apaiser mes tourments intérieurs, à étouffer pour un temps les angoisses qui me guettent.

Le dîner, pris ensemble au House of Naan, se déroule dans une ambiance enjouée. La nourriture est savoureuse, mais je mange trop. Conscience aiguë que tout bien-être porte en lui sa contrepartie, son ombre. Après le repas, tandis que ma fille rejoint ses amis pour la soirée, je regagne ma chambre d’hôtel.

Le samedi matin, exercices dans la salle de sport de l’hôtel, équipée des dernières technologies. Rendez-vous pris à 10h30 à l’Atticus café, en face de Yale. Discussion autour de son déménagement prévu l’année prochaine dans un nouvel appartement. On parle, on mange. Balade à pied vers un quartier italien, partage d’une pizza. Elle a un workshop, je retourne à l’hôtel l’attendre. Retrouvailles à 15 heures, direction une bibliothèque majestueuse. Elle y travaille, moi j’écris. Assis côte à côte, face à un bâtiment imposant derrière les baies vitrées. Plus tard, au Blake, un verre avant le dîner. La conversation glisse sur le mouvement metoo en France, les scandales autour du cinéaste Benoît Jacquot. Elle a réservé chez Otaru, près de l’hôtel. Un omakase, une succession de sushis, un régal. Deux bouteilles de saké.

Cette nuit-là, le sommeil m’échappe, sans doute la faute de l’alcool. Aux environs de trois heures, dans l’obscurité de ma chambre, je me trouve assailli par une foule de pensées, aussi aléatoires qu’insignifiantes, échouages de débris du quotidien sur la plage de ma conscience. Et parmi ces pensées incessantes, surgit celle de la séparation à venir avec une netteté tranchante.

Finalement, le sommeil me gagne, m’emportant dans ses courants incertains, là où les frontières entre veille et sommeil se brouillent, où les rêves semblent flotter tout près de la surface du réel. À mon réveil, une brume matinale semble encore envelopper mes pensées, mais une résolution se dessine, celle de vivre pleinement cette journée aux côtés de ma fille, de la saisir comme on capture un moment fugace, sans laisser l’ombre de notre future séparation en ternir la lumière.

Le ciel affiche ce matin-là un blanc mélancolique, comme si le temps lui-même avait décidé de revêtir les couleurs de la nostalgie. Je me dirige vers East Rock pour courir et, une heure plus tard, retrouve ma fille pour une séance de spin jubilatoire. Nous prenons ensuite un café non loin de l’Atticus. Elle m’entraîne par la suite vers Shell and Bones, un restaurant en bord de mer, avant d’aller à ses répétitions pour une pièce de théâtre. Seul, je cherche refuge au Graduate, muni d’un livre acheté à l’Atticus. Là, entre les lignes, je me laisse glisser dans un sommeil furtif. Nous nous retrouvons devant le Sterling Memorial Library avant de prendre la direction d’East Rock, remontant la jolie Orange Street sous un soleil qui, enfin, déchire le voile des nuages. Un arrêt au Atticus Market, et voilà que la conversation se tourne vers le cinéma, vers ces films qui ont marqué l’année 2023, une année riche, selon moi. Pour quelques instants, baigné par un soleil hivernal, je me sens bien.

Nous aimons tous les deux marcher et parler, une affinité qui s’est développée sans que nous ayons eu besoin de nous concerter à ce sujet. Plus tard, je me rendrai compte que je n’avais jamais connu de moments similaires avec mon père. Ces longues marches auraient peut-être pu nous rapprocher. Lui était constamment préoccupé par ses propres problèmes. Je ne crois pas que nous avions des goûts similaires en matière de films et de livres, et peut-être que notre timidité mutuelle nous empêchait d’en discuter. Il ne partageait pas mon goût du bizarre en art.

Le retour s’effectue au pas de course, alors que la nuit commence à tomber. Et puis, nous y voilà, à cet angle fatidique de Elm St et High St, là où nos routes vont devoir diverger. Un dernier échange, une étreinte, dans laquelle je ressens une émotion palpable, un frémissement qui traverse l’air entre nous. Nous nous détachons l’un de l’autre, chacun s’engage dans une direction opposée, emportant avec soi ce moment suspendu. Je l’imagine marcher dans l’autre sens sans oser me retourner. L’envie de pleurer me saisit, un sentiment aigu de perte.

Je réussis à prendre le train de 17h15 pour Grand Central, à bord duquel j’écris ces lignes. Demain, je courrai à Central Park en écoutant « Save Your Tears » de The Weeknd, puis je partirai pour Bogota. Le souvenir de notre étreinte d’adieu restera gravé en moi, empreinte indélébile.

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