Toni Erdmann, de Maren Ade

J’étais sceptique. Je me méfie des concerts unanimistes de louanges et de mon esprit de contradiction. Pourtant, le film est d’une justesse infinie sur les relations entre père-fille, faites de tendresse et de ressentiments. Il est extrêmement précis, chaque dialogue, chaque regard, chaque ellipse vient au bon moment, souligné (ou pas) juste comme il faut. Pour autant, ce n’est pas d’une précision clinique à la Haneke qu’il s’agit, il y a là de l’émotion, des parenthèses inutiles, des scènes bouleversantes dont l’agenda n’est pas de vous bouleverser.

Je vais choisir un angle particulier pour en parler. J’ai trouvé les émotions qu’il nous fait éprouver proches de celles des séries et je vois avec celles-ci des similitudes structurelles que je vais décrire.

Le portrait (ou la présence inventée)

Toni Erdmann est un portrait de femme, « le portrait de la femme moderne » comme on dit dans les magazines. Ambitieuse, « mordante », déterminée et désespérément cible de sexisme. Les grandes séries ne sont que cela en définitive, des portraits approfondis de personnages complexes, dont la personnalité, l’âme si l’on veut être pompeux, se révèlent dans leur confrontation avec des événements dramatiques, des épreuves. Don Draper ou Carrie Madison en sont de bons exemples.

Ce qui fait la force de Toni Erdmann c’est ce que je considère être une trouvaille scénaristique, ce que j’appellerais un autoportrait sous le regard imaginé d’un autre, en l’occurrence le père. Inès, « la femme moderne », se regarde avec les yeux de son père, se regarde comme si son père la regardait. Des détails anodins participent de ce dispositif. Par exemple, le passage elliptique du goûter en Allemagne à la salle d’attente de l’entreprise à Bucarest, où Inès est consultante experte en outsourcing. Il est convenu au cinéma de « signaler » ces changements de lieux : un avion qui décolle ou atterrit, un plan dans l’aéroport ou le taxi, une vue d’ensemble de l’immeuble, quelque chose. Ici, rien. Pendant quelques instants, on se demande où l’on est. Autre exemple, la présence du père aux événements de l’entreprise. Personne ne se rend à ces cocktails ou late night drinks barbants au possible accompagné d’un membre de sa famille. La présence du père n’est justifiée que par la nécessité de son regard, voire de son jugement : « que penserait-il s’il était là ? ». Dernier exemple, la scène où le père surprend sa fille dans un bar avec ses copines, en train de se plaindre à son sujet, est techniquement impossible. Il ne pouvait pas être là techniquement, mais il fallait qu’il soit là, il fallait inventer sa présence fortuite, il fallait inventer ce personnage fictif, ce Toni Erdmann qui non seulement observe mais devient acteur de la vie de sa fille. Toni Erdmann problématise, rend comique ou tragique ce qui n’est à la base qu’ennui. Ce n’est donc pas, comme dans les séries, la confrontation avec des événements qui cristallise le portrait, c’est la confrontation avec l’autre, avec le regard posé par l’autre sur soi.

Cette présence inventée va plonger dans la honte, agir sur elle comme une conscience contradictoire, introduisant une dialectique intérieure. Il va opposer à sa détermination logique de consultante, le questionnement naïf sur la moralité des actes dont on sait qu’ils sont inéluctables.

La durée

Le film fait 2 heures 40 (qu’on ne sent pas passer). La durée est essentielle pour tisser les liens entre spectateur et personnages complexes. La force des séries c’est leur durée.

Pas d’histoire

Dans les meilleures séries, il y a des épisodes entiers où rien ne se passe. Dans Breaking bad, pourtant riche en rebondissements, on peut passer des heures dans des barbecues, des petits déjeuners, des moments d’ennui familial. Ce vide fictionnel est poussé plus loin dans Mad Men, où l’absence d’intrigue peut s’étendre à quasiment une saison. Quand on fait des portraits approfondis de personnages et qu’on cherche à provoquer l’empathie du spectateur, qui est différente de l’identification (sous-entendu vers un modèle supérieur, ou fantasmé de soi), c’est essentiel de ne pas se laisser distraire. C’est la force de Toni Erdmann. 2 heures 40, et rien ne se passe. Dans le sens d’une œuvre de fiction classique : pas de meurtre, pas d’adultère, pas de complots, pas d’enjeu, pas de méchant. En même temps, il se passe énormément de choses. Dans le sens de la vie. Maren Ade est concentrée sur son sujet, le respecte obstinément. Donc pas de diversions : pas d’intrigues, pas de références cinéphiles, pas de musique, pas de joliesse. C’est ce que je reproche au Elle de Verhoven, autre récent « portrait de femme moderne », une accumulation d’histoires (viols, meurtres, harcèlement, adultères, entre autres) dont la fausseté, le matériau purement et artificiellement romanesque, détourne du portrait, de son approfondissement.

L’absence d’histoires permet de se perdre dans des chemins de traverse, comme dans la vie. La visite du site pétrolier est une très belle séquence, ainsi que celle, magnifique, vaguement surréaliste, mais vraisemblable, de la visite à la famille roumaine pour peindre des œufs de pâque.

Le réalisme

Une des grandes forces des séries américaines, c’est la véracité documentaire du milieu qu’elles décrivent : The Wire, Mad Men, Breaking Bad… Le réalisme de Maren Ade est impressionnant, pas uniquement dans les portraits de famille naturalistes, mais aussi dans la description du lieu de travail. J’ai évolué dans des milieux similaires et je peux attester de la fidélité de la retranscription. Prenons la présentation au client : c’est comme ça que ça se passe, il n’y a aucune dramatisation inutile, aucune exagération caricaturale comme dans un film français anticapitaliste.

Les lieux

Bucarest est un personnage de film. Les belles séries savent investir un lieu, en faire un élément essentiel de l’écosystème fictionnel. Prenez les films qui se passent à Paris et demandez-vous quel rôle Paris y joue. Souvent aucun, sauf chez les grands cinéastes de la ville comme Garrel. Sinon elle n’est qu’un décor, en arrière-plan. Comparez ensuite au Baltimore de The Wire, au Nouveau-Mexique de Breaking Bad, aux Hamptons de The Affair, au Mapleton de The Leftovers, au Copenhague de The Killing, sans même recourir au modèle absolu, le Twin Peaks de Twin Peaks.

Il y a quelque chose qui se passe à Bucarest. Une profonde transformation sociale et économique, une transformation humaine. Maren Ade la décrit par petites touches, elle épouse le regard de ses personnages sur un bidonville au bas d’une tour rutilante, la communauté villageoise autour des champs de pétrole, les centres commerciaux clinquants, les boîtes de nuit sordides. Rien n’est souligné. La fille est l’agent du fameux « ultra-libéralisme globalisant » qui colonise cette ville triste, le père le représentant d’une conscience de gauche ; mais elle n’est pas la méchante du film ni lui le gentil ; elle peut être perçue comme réaliste, lui comme naïf ; elle souffre profondément de ce qu’elle fait et quand elle regarde la famille dans le baraquement sous elle, elle ne détourne pas le regard ; il est dans la lune et n’agit pas sur le monde, le moque et le tourne en dérision, mais à quoi servent ses farces ? L’une d’elles provoque le licenciement de deux ouvriers. Malgré la dialectique intérieure qui la travaille, Inès rejoint McKinsey qui est le cabinet le plus impliqué et le plus « mordant » dans les réorganisations d’envergure de groupes internationaux.

La dépression

La dépression est cinégénique. A condition de l’assumer pleinement et de ne pas la tourner en dérision dans ce qu’on appelle une « comédie dépressive ». Il ne s’agit pas ici d’une dépression de l’oisiveté, intellectuelle, distante, ayant pour objet d’étude elle-même. Il s’agit d’une dépression chronique qui contamine et empoisonne la vie, le travail, le rapport aux autres.

Carrie Madison de Homeland reste la dépressive la plus profonde : bipolaire, paranoïaque, occasionnellement amnésique, occasionnellement alcoolique, elle est la conscience torturée d’un monde complètement fucked-up. Elle jouit d’une réceptivité mentale aiguë aux atrocités du monde. Il y a une autre dépressive moins connue : Sarah Lund de la série The Killing. Elle, c’est la dépression ontologique, sur le mode je rentre chez moi très tard, mange directement dans la casserole la boîte de conserve expéditivement chauffée, le regard vague posé sur le vague, l’esprit occupé par des meurtres, viols et la noirceur de l’âme humaine. Sarah Lund, tout le monde la quitte : son fils, son compagnon, sa mère, ses collègues. Elle est condamnée à la solitude, à la scrutation exclusive de la noirceur de l’âme humaine. Don Draper est un autre dépressif magnifique. Don a un CV impressionnant : secret inavouable, enfance dans un bordel, double identité, vie amoureuse vouée à l’échec, alcoolisme… Taiseux, le regard noir, les traits tirés, une clope aux lèvres, le costard impeccable, au volant de sa Cadillac, il aime à disparaître dans la nature. C’est un artiste de l’évasion qui part explorer son passé, les fantômes de son enfance, de son autre vie, dans ce qui me paraissent être les plus belles séquences de la série. Alison Lockhart de la série The Affair est autrement plus dérangée. Elle se sent coupable de la mort d’un fils et expie cette culpabilité en s’infligeant des mutilations. Elle se voue corps et âme au sexe et à la tristesse. Sa tristesse est d’autant plus bouleversante qu’elle est érotisée. Elle offre son corps avec la force et la générosité du désespoir.

Inès de Toni Erdmann va très mal elle aussi. Elle se voue une haine féroce et irréconciliable. Les pitoyables tentatives d’oubli – sexe, massages, brunch d’anniversaire – ne font que renforcer sa haine. Si Carrie est malade d’un monde en guerre, Inès est malade d’un monde en mutation, d’un monde aux frontières changeantes, dont la classe intellectuelle nomadisée (Bucarest, Shanghai, Singapour) est en perte de repères.

Scènes de la vie dilatées

Les séries sont à leur mieux dans le registre du temps réel, un week-end de Mad Men, une nuit entière de The affair. Entrecoupées d’élégantes ellipses, Toni Erdmann déploie des morceaux entiers de temps : cocktail, présentation client, visite d’usine, boîte de nuit, scène de sexe, visite à la famille roumaine, brunch d’anniversaire.

Final

Le brunch est un pur chef d’œuvre.

C’est l’un des motifs les plus visités de la cinématographie qu’elle soit naturaliste à un extrême ou surréaliste à l’autre, de Renoir à Cassavetes à Pialat en passant par Buñuel : le portrait de groupe autour d’un repas. Maren Aden prend les risques de l’originalité radicale. Elle s’en sort avec une séquence absolument magnifique, que je vais décrire (ne lire qu’après avoir vu le film).

Cela commence de manière relativement conventionnelle : Inès se débat avec sa nouvelle robe moulante. Moment de solitude, quand il faut remonter la fermeture éclair dans le dos et que personne n’est là pour aider. Et puis elle décide de se mettre à poil. Elle est calme, ce n’est pas un geste fou, c’est un geste de désespoir réfléchi, quasiment politique, une rébellion maîtrisée. On découvre son corps étrange, assez disgracieux, qui participe en quelque sorte de cette insurrection. Pour une fois, le film flirte avec l’invraisemblance. On se demande comment la cinéaste va s’en sortir.

Les premiers convives ne se plient pas au jeu d’Inès. La scène s’enlise dans de longs instants d’immobilité scénaristique, comme si la réalisatrice se demandait comment elle allait poursuivre sans sacrifier à la vraisemblance, tout en assumant le surréalisme de son parti-pris. Inès est étendue nue sur ses draps, piégée par son geste, au plus profond de sa solitude. Et là, il y a une idée scénaristique absolument géniale, cette idée s’appelle Anca.

La porte sonne. On insiste. Inès enfile une robe de chambre et se retrouve face à Anca, nue elle aussi, avec ses petits seins fermes et son regard rond. Anca, c’est la secrétaire. L’ange gardien. Celle qui en silence, dans la coulisse, sauve la peau d’Inès. Celle qui lui a passé sa blouse quand la sienne était giclée du sang de son orteil avant une présentation importante. Celle qui lui a trouvé un appartement. Celle qui est chargée d’émoustiller le chef lors d’une présentation client. Cette fois, c’est l’acte subversif d’Inès qu’Anca sauve, en même temps que la scène de Maren Ade. On sonne à nouveau : un énorme yéti complètement couvert de poils fait son entrée, naturellement. C’est un masque bulgare chargé d’éloigner les mauvais esprits. Partie pour être glauque, la scène devient hilarante. L’inénarrable boss rapplique, nu comme un ver.

Là, tu as ta scène, tu fais quoi ? Premier réflexe : tu la prolonges. Maren prend cette prédictibilité à contre-pied. Le yéti bulgare sort, Inès le suit dans les rues de Bucarest, puis dans un parc, écrivant une des plus belles scènes de cinéma que je n’aie jamais vues.

Ellipse. Une scène réaliste cette fois, sobre. Un autre passage obligé : un enterrement. Tout est redevenu normal. Comme si ce qui précédait n’avait jamais eu lieu. Un dernier dialogue entre le père et la fille, et celle-ci reste seule. Longtemps. Face à la caméra. Seule avec les expressions de son visage. Larguée. Aussi larguée qu’au départ. Le père est parti pour capter avec sa caméra « l’instant » depuis longtemps révolu. Parce que comme il l’a lui-même dit : on ne sait jamais que c’est ça, « l’instant » en question.

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