New York, Tel-Aviv, Tokyo

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Trois films par ordre croissant de préférence.  

Synecdoque New York de Charlie Kaufmann (scénariste de Eternel Sunshine of a Spotless Mind). La première moitié du film est très belle, à la fois drôle, émouvante  et vaguement givrée (pas encore totalement), avec des incursions très naturelles de folie dans une quotidienneté certes glauque mais normale. Le climax de cette partie est la scène où Caden, le personnage central, un metteur en scène de théâtre dépressif, hypocondriaque et largué par sa femme, apprend que sa fille qu’il n’a pas vue depuis trente ans est sur le point de mourir. Suit une séquence très rothienne, à l’hôpital, où il parle à celle-ci, agonisante, par interprète interposé. A partir de là, le film sombre dans une démence excessive, les idées, jusqu’alors d’autant plus bouleversantes qu’elles étaient lâchées parcimonieusement, prolifèrent dans une abondance incontrôlée, laquelle abondance génère des clichés (mise en abyme, décors monumentaux kafkaïens) et transforme une œuvre qui semblait singulière en un exemple d’académisme surréaliste, en un pastiche de Lynch en moins bien. Moins bien car la folie lynchienne est paradoxalement maîtrisée, canalisée dans une démarche esthétique qui l’asservit en quelque sorte, alors que là elle s’emballe, s’autonomise et, surtout, se retrouve lestée d’épanchements émotifs insupportables (les personnages n’arrêtent pas de chialer).  

Z32 d’Avi Mograbi. Le début de ce documentaire est poussif. Tout ce qui précède le générique qui n’arrive que quinze minutes plus tard. En réalité, l’auteur met en place, mais de manière un peu artificielle, le dispositif conceptuel de l’œuvre : le masque qui cache le visage de ce jeune israélien qui a gratuitement tué un soldat palestinien dans une expédition punitive pendant son service militaire, et le chœur antique qui accompagne son histoire, sa tragédie banale. Tragédie banale. Tension entre le tragique (le chœur, le meurtre gratuit) et la banalité. Banalité de tout, des décors d’appartements quelconques, des déjeuners, du lieu des crimes, et surtout du discours, dénué de toute émotivité, « sec » comme dit Avi Mograbi, factuel. La banalité du crime même, du massacre comme les soldats israéliens l’ont appelé, « mais c’était de l’humour noir. » Si ce meurtre qu’il a commis au milieu de la nuit entre plusieurs plages interrompues de sommeil le « travaille », d’après sa copine et le chœur antique, lui-même n’en donne en tout cas pas la moindre impression. En racontant ce qui s’est passé, il a toujours ce petit sourire moqueur, ou alors il baille. Très curieux. Il a peur, qu’on le retrouve, qu’on le juge pour crime de guerre, mais selon sa formule il n’éprouve pas de « culpabilité au sens classique du terme ». Qui a-t-il tué finalement ? « Un ennemi, un terroriste, un Arabe ? » En réalité, je pense, personne. Le mort est un corps flasque comme de la « gelée ». Ce n’est pas un « individu ». C’est une absence. Dans ma note sur Valse avec Bachir, je parlais de l’intangibilité des victimes. Avi Mograbi, à la suite de son soldat anonyme, masqué, les appelle des taches, des taches qui tombent dans la nuit. Je n’aime pas trop ce terme, intangibilité, je préfère absence, inexistence même. Inexistence des morts, on ne sait ni qui ils sont, ni qui sont leurs familles, ils ne sont auréolés d’aucune histoire qui les humanise, les rapproche de nous en leur conférant des sentiments similaires à ceux que nous éprouvons ; inexistence des lieux, ceux du crime, d’une banalité encore plus terrible que celle des événements dont ils ont été témoins, une route, sur une crête, entouré de maquis, de broussailles ; la caméra fait un gros plan sur l’endroit même, dans ses broussailles, où le soldat a essayé de retourner le corps gélatineux de la victime, y a rien, des cailloux. Le crime n’existe pas. Souvent, on parle de victimisation des Palestiniens, de concurrence victimaire, je me rends compte en voyant ce film et Valse avec Bachir, qu’il n’en est rien. En réalité, ce ne sont pas des victimes, ce sont des corps, simplement des corps, troués, mutilés, brûlés, des corps dans leur stricte matérialité physiologique pour reprendre Kundera. La transformation d’un corps en victime nécessite un travail mémoriel, plus précisément une historisation. La copine du soldat assassin le lui demande à plusieurs reprises, elle essaie de créer une histoire autour du corps, as-tu pensé à sa famille, à ses enfants, que sont-ils devenus ? Rien, ils sont noyés dans l’absence. En voyant ce soldat qui essaie d’historiser son crime, sa copine qui essaie de l’entourer d’une dramaturgie (quand il lui dit que ça a duré vingt minutes « cette affaire », elle objecte, elle lui dit qu’ils ont dû attendre sept heures, elle ne peut accepter que cette « affaire » ait des allures routinières, ressemble à un passage aux toilettes au milieu de la nuit), et ce chœur qui tente de transcender sa banalité, je me rends compte que les victimes de ce conflit, et de tant de conflits finalement, ne sont que des corps, qu’un amoncellement infini de corps. Même cette accusation de victimisation portée à l’encontre des Palestiniens ne se fonde en réalité sur rien d’autre que l’exhibition de corps, ou des morceaux qui en restent, sans que ceux-ci ne soient associés à des histoires, si bien d’ailleurs que ce vide historiel, mémoriel, est souvent comblé par une histoire idéologique (de résistance pour les uns, de terrorisme pour les autres), elle-même collective, non individuelle. Je pense au seul contre-exemple que je connaisse, celui de ce gynécologue palestinien qui a perdu sa famille dans un tir de missile. Toutes les télés ont parlé de lui, surtout les télés israéliennes, étonnamment car les corps de sa famille ne faisaient finalement que rejoindre ceux de milliers d’autres expédiés dans les trous de la mémoire à l’aide de missiles en tout point identiques. La différence est justement que ce gynécologue avait une histoire, une en plus dans laquelle on pouvait se reconnaître. C’est cette histoire qui l’a sorti de l’anonymat corporel pour le promouvoir au statut de victime compassionnelle. C’est pour citer encore une fois Kundera qui cite Céline – le dernier livre de Kundera m’a profondément marqué – l’expérience d’une vie à laquelle on a entièrement confisqué le tralala. 

Z32 est beaucoup moins sensationnel que Valse avec Bachir. Pourtant, il est d’une puissance telle qu’à la fin les spectateurs dans la salle étaient terrassés, incapables de se lever. 

Tokyo Sonata de Kiyoshi Kurosawa. J’hésitais à le voir. Kurosawa n’est pas sur les listes en or des cinéastes asiatiques, les critiques étaient moyennes. Pourtant le film est bouleversant. Un vrai mélodrame sur la condition de l’homme moderne, celui qui ne contrôle plus son destin, qui est pris dans un engrenage dont il n’a aucun moyen de vaincre l’inéluctable fatalité. Mais pourtant il essaie. C’est de cette quête que le film parle, avec une retenue, mais en même temps une charge émotionnelle, bouleversantes. Chacun des personnages de cette famille quelconque de la middle classe de Tokyo cherche à reprendre le contrôle de sa vie. Le fils aîné qui va faire la guerre avec les Américains en Irak, pour rendre les autres heureux et accéder ainsi au bonheur, son bonheur, pas celui, pitoyable, auquel son père le destine. La femme qui rêve, au sens premier du terme, introduisant dans sa quotidienneté des éléments de songes nocturnes ; d’où une superbe échappée vers l’océan, avec un cambrioleur, dans une voiture décapotable et une séquence qui elle aussi s’échappe très joliment du réalisme social du film, en permettant au jour de tout d’un coup délirer. Le mari est le plus résigné, totalement pris dans l’engrenage prolétaire, et quand il en est expulsé, à la faveur de son licenciement, dans celui subséquent de la soupe populaire, de la rue, de la clochardisation. Le seul moyen pour lui d’en sortir est une intervention divine, un Dieu qui dépose une liasse de billets à côté de la cuvette des WC d’un centre commercial qu’il est chargé de récurer. Il refuse cette aide providentielle, préfère la sécurité de l’engrenage, de la non maîtrise du destin. Reste une seule échappatoire possible. Celle du plus jeune fils. L’art. La dernière scène du film est tout simplement sublime, notamment du point de vue de la mise en scène, de sa distance, sa pudeur. On y assiste à la naissance, en temps réel, du génie artistique, seule lueur possible qui puisse éclairer, comme le soleil la salle de l’audition, notre condition humaine.   

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