Une journée autour de Kundera

 

1

 

Elle commence par un jogging au Champ de Mars. Belle journée chaude qu’aucun vent ne tempère. La file des touristes qui attendent de monter au sommet de la Tour Eiffel est interminable, n’hésitant pas à tourner plusieurs fois sur elle-même. En remontant vers l’Ecole Militaire, je retrouve les troncs d’arbres calcinés, humectés de pluie nocturne, couverts de traînées de mousse et se terminant par des fulminations vertes et translucides.

 

2

 

J’aperçois un attroupement au-dessus duquel flottent des drapeaux avec à leur centre un tigre rugissant. Une manifestation de Sri-Lankais contre les massacres au Tamoul. Photos d’enfants ensanglantés, de militaires, de Barak Obama et d’Angela Merkel. Lorsque j’arrive devant eux, un bus GTA (Gullivers Travel Associates) s’arrête et une horde de touristes anglais s’en extirpent. Ils sortent les appareils photos avec l’empressement de quelqu’un pris d’un besoin urgent de pisser. Une femme demande à sa copine de prendre la pose devant la Tour. Je passe devant elle au moment où elle appuie sur le déclencheur. J’imagine le cliché qu’elle examine, dépitée. Premier plan, moi flou, avec un iPod qui éructe du Lili Allen, that’s what makes my life so fuckin’ fantastic ; deuxième plan, la copine qui sourit ; troisième plan, les manifestants sri-lankais devant une banderole « Arrêtez le holocauste au Tamoul » mêlés à d’autres Sri-Lankais qui vendent des gravures représentant les principaux monuments de Paris et des touristes en bermuda dont un, anticonformiste, s’obstine à photographier l’Ecole Militaire et non la Tour Eiffel ; quatrième plan, celle-ci.

 

3

 

A midi, je vais déjeuner rue Cler. Puis j’achète Rencontre, le dernier livre de Kundera.

 

4

 

Je vais au cinéma. A l’aventure de Brisseau. J’hésitais. Brisseau est un paria depuis son histoire de casting sulfureux pour le (sublime) Choses Secrètes. Son film est beau. J’admets que les scènes de sexe sont gnangnan et la lumière permanente de coucher de soleil provençal irritante. Mais comment rester insensible aux instants de beauté, aussi fugaces soient-ils, d’une poésie rare dans le cinéma français ? Comment ne pas reconnaître l’écriture belle et désuète, rohmérienne dans sa limpidité littéraire. Qui ose aujourd’hui un tel lyrisme baroque ? Il y a même un certain humour, de la fantaisie. Exemple. Sandrine en a marre de sa routine avec un compagnon incapable de la satisfaire et part à la rencontre de la vie, des étoiles, des extases, mystiques, stellaires ou tout simplement sexuelles. Sa copine se marie et décide de divorcer trois semaines plus tard parce qu’elle a rencontré un autre type qui lui fait l’amour mieux que son mari. Sandrine lui demande ce que fait ce type dans la vie. De la contrebande, répond-elle, sérieuse. Du trafic d’armes et d’or. Et elle part avec lui en Guyane française à la recherche de l’or. Que dire des plans magnifiques du Lubéron, de chemins lovés dans des champs de blés, avec en voix off un monologue sur la théorie de la relativité générale d’Einstein ? Et de cet orgasme qui fait remonter à sa surface convulsive la béatitude extatique de nonnes flamandes du quatorzième siècle ? C’est comme dirait Kundera, de l’hypersensibilité «  à la séduction de l’imagination fantastique, féérique, onirique ». J’avais aimé le Septième Ciel de Jacquot et la scène d’orgasme de Sandrine Kiberlain sous hypnose était objectivement belle. Mais comparez ces deux objets, l’un en tout point conforme à l’académisme auteuriste, à la préciosité taiseuse, ne s’autorisant aucun risque, aucune faute de goût, et l’autre foutraque, enfantin, bricolé.

 

5

 

En sortant du film, je vais prendre un café. Un clodo débarque avec une bouteille de vin blanc, jaune pour être précis, et demande au serveur de la déboucher, ce que ce dernier fait avec un sourire pour lequel je lui serai reconnaissant et lui refilerai un pourboire. Je lis le Kundera.

 

Un premier chapitre sur Bacon. J’aime bien la formule : « la dernière confrontation est avec la matérialité physiologique de l’homme ». La conception de l’homme comme assemblage accidentel de boyaux me fait songer à Cronenberg, à la représentation mécanique des corps dans ses films.

 

Chapitre sur l’agonie de la chienne danoise de Céline avec cette superbe citation de D’un château l’autre : « Ce qui nuit dans l’agonie des hommes, c’est le tralala », ou encore, décrivant la mort de la chienne, « et en position vraiment très belle, comme en plein élan, en fugue… mais sur le côté, abattue, finie… le nez vers ses forêts à fugue ». « Forêts à fugue » !

 

Le chapitre sur les listes noires et les listes d’or, autrement dit les choses qu’il faut ou ne pas aimer, est ironique. Je me demande si Kundera lui-même n’est pas sur une liste noire, ou à tout le moins grise… J’avais évoqué son nom à un dîner et mon interlocuteur, comme les siens quand il leur parle d’Anatole France, avait signifié qu’il était has been, que c’était l’écrivain de notre adolescence. Lâche, je ne l’avais pas défendu. Brisseau aussi est sur liste noire à cause de sa perversion. Comment autoriser la production d’un vieux lubrique obsédé de branlettes féminines comme sondes des territoires obscurs des orgasmes.

 

Je me dis : c’est stimulant de lire Kundera, cette acuité du regard sur nos conditionnements culturels, sur les processus de formation de nos goûts et, de ce fait, de façonnage des arts. J’aime cette idée de roman – en tant qu’art – originel qui serait celui de Rabelais, totalement libre, regorgeant de tous les possibles formels, et qui a subi ensuite les diverses censures normatives pour atteindre une maturité académique. J’avais pensé à cela, en avais l’intuition, et voilà que Kundera trouve une citation de Céline sur ce qu’hélas est devenue le roman français, empêtré dans l’académisme et la préciosité d’une « belle » langue érigée en outil discriminant de sélection éditoriale. Céline : « Non la France, ne peut plus comprendre Rabelais : elle est devenue précieuse ». « Rabelais a raté son coup, dit Céline. Ce qu’il voulait faire, c’était un langage pour tout le monde, un vrai. Il voulait démocratiser la langue […] faire passer la langue parlée dans la langue écrite… ».

 

Les textes sur la Martinique sont magnifiques. Le livre est un essai mais se lit comme un roman, avec cet inimitable art kundérien de la superficialité profonde, de l’érudition ignorante, de la légèreté mélancolique. Cette phrase par exemple : « Dans son cas (Milosz), j’ai été envoûté non pas par un mythe, mais par une beauté agissant d’elle-même, seule, nue, sans aucun soutien extérieur. Soyons sincères, cela arrive rarement. »

 

Les chapitres sur Janacek, Schönberg, Malaparte, sont tous les trois très beaux et closent un ensemble d’une indéfinissable cohérence, au regard de la disparité des arts évoqués (peinture, roman, musique, cinéma), des pays visités (France, Italie, Tchécoslovaquie, Martinique, Amérique du Sud…), des époques explorées (présent, passé plus ou moins récent, guerres, révolutions, mouvements artistiques), des temps de l’écriture (articles récents et anciens, parfois entremêlés). Avec un dispositif théorique minimal, une clarté qui révèle notre intelligence au lieu d’en souligner les limites, le syncrétisme kundérien conduit à une conception de l’art qui change notre regard sur les œuvres, ouvre des champs de vision nouveaux, éclaire des territoires sur lesquels l’ignorance et/ou la pédanterie jetait une triste ombre. Au cœur de l’œuvre, il y a cette valeur fondamentale qu’est l’amitié. Lui-même pour son lecteur est un indéfectible ami. Il faut juste être indulgent avec ses quelques anecdotes d’immigré intellectuel qui deviennent répétitives et sa focalisation encore et encore sur le printemps de Prague.

 

6

 

Je sors du café et décide de prendre le métro. Un clodo vautré par terre crie. Je reconnais celui qui une heure plus tôt, au Bouledogue, avait demandé qu’on lui ouvre sa bouteille de vin jaune. Celle-ci est désormais à moitié vide. Ou est-ce déjà son urine. Je suis frappé par la brusquerie de son ivresse, accentuée par la cicatrice temporelle qui la sépare de sa sobriété de tout à l’heure. Dans le wagon, quatre ou cinq Italiens hurlent, il y a pas mal d’étrangers, des touristes, des immigrés, une veille centenaire monte, devancée de sa canne et suivie de deux jeunes femmes superbes. Derrière moi, des Sri-Lankais que j’ai l’impression d’avoir vu ce matin à la manif ou plus logiquement qui y vont.

 

Je sors du métro à l’Ecole Militaire. La rumeur de la manifestation qui se poursuit depuis ce matin me parvient en réverbérations musicales. Tout le monde autour de moi est sri-lankais. Il commence à pleuvoir. Un vent du nord souffle sur Colombo. La pelouse d’un soudain jardin dégage une odeur d’herbe mouillée dont je m’étonne de la formation précipitée. Des ballons de foot, en plastique, de couleurs différentes, rouge, bleue, jaune, sont géométriquement disposés sur la pelouse, créant une œuvre d’art accidentelle.

 

7

 

Je sors vers 20 heures 30 pour aller dîner. Prends la rue Saint-Dominique. La nuit trompeuse (le jour trompeur dit Kundera ou quelqu’un qu’il cite), n’est pas complètement tombée. Devant l’église du Gros-Caillou, un rassemblement de fidèles célèbrent Pâques. Ils tiennent des bougies à la main, c’est assez beau. Points de lumière fragile dans la pénombre déterminée. Un peu plus loin, le voiturier de Thoumieux attend les clients pour les guider vers les tables sur lesquelles de petites bougies semblent avoir voyagé depuis le parvis de l’église et, en chemin, fondu. En face, une jeune femme inquiète est accoudée au bar d’un bistrot, joue avec une mèche de ses cheveux, attend qu’on, qui est ce on, mystère, la rejoigne.

 

Luis et Carmen sont à Paris depuis hier. Associé dans un cabinet d’avocats, appartenant à la bourgeoisie madrilène, Luis est quelqu’un d’élégant et de posé. Sa femme est élégante, sobre, un rien austère. Elle a des lunettes en plastique noir et blanc qui lui donnent un air sévère mais, par ailleurs, quand elle les enlève, révèlent son visage dans une beauté inattendue. Après le déjeuner sur la terrasse d’un café, ils ont déambulé dans les rues du sixième arrondissement. Vers cinq heures, Luis a appelé le concierge de l’hôtel pour réserver une table dans un restaurant chic où sa femme et lui pourront avoir un dîner romantique. Il a insisté sur romantique. Le concierge, coutumier de ce genre de demandes, lui  a conseillé Il Vino, Boulevard de la Tour-Maubourg, avec sa formule originale centrée sur le vin accompagné de plats plutôt que l’inverse. A l’hôtel, ils prennent un bain avant le dîner que tous deux attendent avec des traces prémonitoires du plaisir qu’ils vont éprouver, une « nostalgie du futur » comme dit Kundera. Elle met sa robe noire Prada, simple et élégante. Luis la regarde et la perspective de l’enivrement l’enivre.

 

J’arrive chez Il Vino pour retrouver des amis. Nous sommes cernés de couples romantiques qui nous toisent avec haine. A mesure que les vins se succèdent, nos éclats de rire deviennent de plus en plus bruyants. Luis et Carmen sont consternés. Ils quittent le restaurant vers vingt-trois heures. Le concierge ne pouvait pas savoir qu’une table de célibataires allait s’inviter dans l’ambiance feutrée du restaurant, et leurs cris remplacer les murmures. Ils décident de rentrer à pied, prennent la rue de l’université jusqu’à l’avenue Bosquet, puis le pont de l’Alma. Ils s’arrêtent au milieu de celui-ci et contemplent une Seine tourmentée, convulsive, soulevée par une sorte de courant sous-marin, colonisée par des bateaux mouches aveuglants, dont les projecteurs éclairent les façades des quais et trahissent le secret d’oiseaux nocturnes pris dans leur filet lumineux, de fumées s’échappant des toits en provenance d’histoires inconnues.

 

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